vendredi 15 août 2014

20/ A mes soeurs chinoises

p. 146 J’ai connu Coco, la future patronne du Shanghai Beauté, dans le salon de Lisa Relax où elle était simple employée. Elle m’annonça un jour qu’elle prenait sa retraite et qu’elle retournait en Chine. En réalité elle préparait sa propre affaire. Quelques semaines après, Coco m’appela pour me donner rendez-vous à la station de métro Les-Boulets-Montreuil. Elle m’entraîna rue Alexandre-Dumas pour me faire visiter son salon. Je fus présenté à Nuage, un ancien mannequin qui tenait le rôle de caissière. Elle savait que je suivais des formations en massage indien et me demanda d’en faire la démonstration. C’est ainsi qu’elle m’a proposé de travailler avec l’équipe. 


Coco, Tina et Nuage




Portraits de Coco 

Il était important pour elle d’avoir une clientèle féminine pour rassurer les gens du quartier. Ce n’était pas la seule raison. Selon les masseuses, les clientes étaient très exigeantes, ne demandaient aucun supplément et ne laissaient pas de pourboires. 
J’eus le privilège de travailler et de partager la vie du salon. Contrairement aux reportages racoleurs, ce n’est pas en caméra cachée que j’y suis entré. Comme elles, je préparais les cabines, je partageais les mêmes repas, et comme elles, il m’arrivait de servir de cobaye pour des démonstrations de techniques du massage Tui Na. 


Nuage massant Coco

À Paris, les salons se présentent souvent sur le même modèle. Il en existe des centaines. Ils sont conçus à partir de petites boutiques donnant sur rue. Souvent la cave est restaurée, et un petit escalier de bois à pas alternés permet d’y accéder. 


La vitrine du salon
Des artisans chinois ou coréens sont chargés des travaux. Après la pose des cloisons qui vont former les cabines, de grands carreaux clairs couvriront le sol. Il reste peu de place pour une salle d’eau et des sanitaires. Le coin cuisine, la douche et les toilettes sont disposés en enfilade et ne sont séparés d’aucune cloison. J’ai même vu dans un salon un robinet d’eau qui s’écoulait directement dans la cuvette des toilettes pour remplacer le lavabo. Sur la vitrine sont plaquées des planches d’anatomies avec les points d’acupuncture. Elles servent à masquer l’intérieur. Un fauteuil pour le massage des pieds, un matériel de manucure qui ne sert jamais, donne à l’entrée un air d’institut de beauté. Peu de femmes viennent pour les soins. La clientèle est essentiellement masculine. Il y règne une odeur des plats cuisinés qui se mêle l’été à celle des transpirations et des déodorants. Coco prépare les repas pour tout le monde chez elle le soir, et les apporte le matin. Les filles les réchauffent à toute heure de la journée dans un four à micro-ondes. Quand un client franchit la porte, l’une d’elles, forcément souriante, lui tend la carte des soins : « Bonjour, c’est pour un massage ? Massage chinois, massage indien, massage coréen, massage thaïlandais ? »
Le client opte le plus souvent pour le moins cher. D’ailleurs les filles appliquent les mêmes gestes, quel que soit le choix du client. Certaines prestations, moyennant un supplément, sont dispensées sur un matelas au sol et le client est plus libre de ses gestes pour tenter de caresser la fille.


Tina en bas de l'escalier

Quand le client entre dans la cabine faiblement éclairée par des plafonniers aux couleurs changeantes, la fille lui indique le portemanteau toujours branlant et mal fixé sur des cloisons creuses. Au mur, un immense éventail peint sert de décoration. Sur une petite étagère se trouve une horloge électronique, de l’huile dans un récipient en plastique et la pile de feuilles de papier prédécoupé. Pour économiser, la plupart des patronnes, demandent aux masseuses de dédoubler la feuille. Elle sera posée sur la serviette éponge qui recouvre la table, si bien qu’au premier mouvement la feuille se déchire et le client se trouve au contact de la serviette qui sera réutilisée plusieurs jours d’affilée. Le chauffage électrique est branché à la dernière minute. Si le client ne se plaint pas du froid, la cabine restera sans chauffage. Après le massage, la serviette éponge est repliée et rejoint la pile de linge propre à l’entrée. Sous la table est glissée une boîte de mouchoirs en papier qui serviront à essuyer le sperme sur le ventre des clients. On voit sortir les filles avec les petites boules de mouchoirs. Elles vont directement les jeter dans les toilettes et tirent la chasse pendant que le client se rhabille. Quand les salons sont contrôlés et fermés quelque temps pour proxénétisme, les filles changent de technique. Elles ne massent plus le sexe du client. Elles aspergent son sexe d’huile, et si le client en a envie, il se libère lui-même. Il repartira ensuite avec la boule de papier qu’il glissera dans son sac ou dans sa poche. Si le client demande un thé, il le prendra à l’entrée. Les verres en plastique jetable sont lavés et réutilisés. Les grandes feuilles de papier sont récupérées, à nouveau pliées et mises de côté dans un placard. Le soir, formées en patins, elles serviront à nettoyer le sol. 


Tin-Tin se repose sur une table de massage entre deux clients.

Le massage commence par le dos. Les filles ont appris quelques phrases. À Shanghai Beauté, je les aidais à répéter correctement : « Ça va Monsieur ? Vous voulez un massage doux, fort ? » Les techniques sont différentes selon les filles. Pour dire ces mots, les plus rusées s’approchent de l’oreille du client et les chuchotent en laissant traîner leurs cheveux sur son cou. Après le massage du dos très répétitif, les jambes sont vite expédiées avant les effleurements insistants entre les fesses. Le client se cabre puis se retourne. Généralement il est en érection. Quelques mouvements à l’intérieur des cuisses introduisent la question : « Vous voulez là ? » S’il est d’accord, elle lui demande : « Vous donnez combien ? » Ou bien : « Vous donnez un petit cadeau ? » Le client aguerri propose le tarif syndical conseillé sur les forums qui traitent de la question des salons. La fille fait la moue et demande dix euros de plus. Le client généralement refuse et la fille lui répond : « D’accord. »
Elle peut renégocier le prix si un client lui demande de toucher ses seins ou de passer sa main sous la jupe. La plupart d’entre elles refusent et disent en s’excusant : « La patronne n’est pas d’accord. » Mais pour quelques-unes, leur argument s’effondre si le supplément dépasse cinquante euros. Dernièrement certains salons ont fermé pour avoir permis aux filles de pratiquer la finition. Aux yeux des autorités, cette pratique est plus grave que le massage naturiste. Pourtant ce dernier augmente la vulnérabilité des masseuses. Elles sont totalement nues et massent avec différentes parties de leur corps. Les salons peuvent donc ouvertement faire état du massage naturiste, et ne pas être inquiétés par les descentes de police.
Le code vestimentaire permet de connaître le degré de touchabilité des filles. Certaines portent un blue-jean ou un short avec des collants. Ce sont les nouvelles qui n’ont pas encore essuyé les foudres de la patronne. Quand elles sont engagées, les étudiantes ne savent pas qu’elles devront aller au-delà du massage. Dans un premier temps elles sont choquées, et la patronne envoie pour les dix dernières minutes une ancienne qui se chargera de la finition. Elles assisteront plus tard à la manœuvre et apprendront ce qu’il faut faire. Elles verront que l’ancienne empoche de vingt à cinquante euros en supplément et leurs dernières réticences finiront par tomber. Elles sont payées environ huit euros par massage. Ce qui leur fait en moyenne cinquante euros par jour. Elles ne perçoivent pas de fixe.
Si une nouvelle ne veut pas se maquiller, porter les robes achetées par la patronne, et si elle n’affiche pas un sourire permanent, la patronne connaît une technique pour la mettre au pas. Elle commence par repousser tous les arguments de la nouvelle, prétextant qu’elle est trop jeune pour connaître ce qu’est la vie et que les aînés ont toujours raison. Puis elle redouble de gentillesse et de prévention envers les autres filles, et rit avec ostentation. La nouvelle, piquée au vif, va démontrer qu’elle peut mieux faire que les anciennes. Il s’ensuit une métamorphose de sa présentation et de sa relation aux clients. Ses demandes de rendez-vous explosent et la patronne comprend qu’elle donne toute satisfaction, au-delà de ses espérances. 


Coco et Tina

Le dimanche, les salons sont ouverts. La patronne reste chez elle et téléphone sans cesse pour savoir qui travaille et qui ne travaille pas. Elle sait ainsi par recoupement ce qui se passe dans le salon. De nombreux clients paient en liquide. Elle veut s’assurer qu’il n’y a aucune fuite d’argent. Elle a aussi, parmi ses masseuses, une complice, qui est censée dénoncer tout détournement. 
Les plus jeunes n’ont pas vécu la même vie sexuelle que les anciennes. Dès qu’elles ont un moment, elles sont absorbées par leur ordinateur et regardent des films sur les chaînes chinoises. Les anciennes ont une approche plus rudimentaire du sexe de l’homme. Elles le branlent comme on fait lever des blancs en neige. Energiquement et brutalement. Elles font semblant de prendre du plaisir en soupirant très fort et en sortant un bout de langue qu’elles croient suggestif. Les plus jeunes tentent de s’amuser de la situation. Elles tirent une certaine fierté à voir se lever quand le sexe des hommes. Elles sont plus douces, ne monopolisent par leurs mouvements sur la verge, ferment les yeux et prennent un air inspiré. Issues de familles plus aisées elles n’ont pas exercé de travaux pénibles en Chine et leurs mains ne sont pas abîmées par des travaux pénibles dans les campagnes. 
Les filles doivent faire face à des demandes pressantes de clients très généreux. Il leur est souvent demandé une fellation. Selon leur vie sexuelle avant qu’elles n’entrent en salon, certaines ne voient pas où est le mal. Elles disent prendre du plaisir quand le client leur plaît. Si le client joue l’amoureux, il essaie de rencontrer une masseuse à l’extérieur du salon, lui offre le restaurant en espérant l’entraîner chez lui. Malheureusement, quand la fille est sortie du contexte du salon, les sentiments amoureux se transforment en jalousie. Monsieur ne supporte plus qu’elle fasse ça à d’autres hommes. Il voudrait qu’elle arrête son travail qu’il juge sordide. Il se prend pour le défenseur de la vertu. Elle répond : « Mais qui va payer mon loyer, qui va payer l’université, qui va envoyer de l’argent à ma famille ? » Certainement pas lui. 
Une jeune masseuse avait offert sa virginité à un client dont elle était amoureuse Il n’a pas voulu la croire. Elle était bien trop experte pour prétendre n’avoir jamais couché avec homme. J’ai assisté à la souffrance de cette fille désemparée pendant plusieurs mois. Elle attendit son retour, mais il ne revint pas.
L’usure de ce travail chez les jeunes femmes arrive plus vite que prévu. Quand elles massent sept ou dix clients par jour et en subissent les assauts, elles atteignent un premier stade de somatisation. Elles n’admettront pas qu’il est en relation avec ce qu’elles font, car quelle que soit leur activité, le travail intensif, même s’il frise l’esclavage n’est jamais contesté. Elles sont sujettes à des vertiges, des douleurs dans les membres, des éruptions de boutons de fièvre et de l’eczéma. Certaines d’entre elles n’ont pas de logement, vivent dans le salon et dorment la nuit sur une des tables. Elles ne quittent pas le salon de peur d’être contrôlées dans la rue et empruntent souvent des papiers d’identité qui ne leur appartiennent pas. Aux yeux de la police il faut croire que toutes les Chinoises se ressemblent.


Nuage avait posé en Chine pour certains magazines de mode.

Les masseuses européennes sont plus conscientes des dégâts causés par la demande impérative de masturbation et le travail incessant de recadrage du client. Si elles refusent, elles n’ont pas assez de clients pour subsister. Pour la plupart des hommes qui fréquentent les salons, un massage sans finition ne constitue pas une véritable libération. Contrairement aux femmes qui s’abandonnent aux bienfaits du soin, les hommes sont mis en tension dès les premiers gestes. Comme si l’afflux du sang ne connaissait d’autre circuit que celui qui le mène aux corps érectiles. Dans un premier temps les masseuses se protègent en essayant de s’absenter mentalement pendant le massage. Le corps de l’homme est apparenté à une cloison double-face d’où émerge seulement le sexe à traiter à travers un glory hole imaginaire. Il faut abattre cette turgescence dans un temps raisonnable et efficace, pour que le client se tienne enfin tranquille, se détende et somnole. Mais la distance qu’elles prétendent instaurer n’est qu’une protection de façade. Parfois elles ont l’impression de devenir folles. Elles ne répondent plus au téléphone pendant plusieurs jours mais se forcent à se remettre au travail après un ménage maniaque et purificateur de leur local. La seconde phase est plus violente. Elles se retiennent pour ne pas asséner un coup de poing au client qui ne veut rien entendre. Alors elles le bousculent pour le remettre à sa place. Une sorte de syndrome de l’adulte secoué. Moins fragiles que les nourrissons, ils n’en meurent pas.
« - Ça va ?
- Oui, c’était très bien. »  répondent-ils. Ils reviennent tout de même et se tiennent tranquilles.
À Shanghai Beauté, j’essayais de conseiller les filles pour qu’elles ne soient pas envahies. Je leur disais que seules leurs mains devaient être en contact avec le corps du client, et tant qu’elles n’étaient pas touchées, la règle était respectée. Il fallait impérativement qu’elles ne frôlent pas les mains du client avec leur bassin. Je tenais des propos alarmistes pour qu’elles n’acceptent pas les fellations, bien plus dangereuses pour elles que pour le client. Je ne pouvais pas vérifier le comportement de chacune d’elle et je suppose que mes conseils restaient parfois sans effet.



Sophie et Tina

L’hiver, les filles craignaient le rhume ou la grippe qui ne leur laissait pas assez de force pour masser. L’entrée n’était pas chauffée. Elles usaient d’un remède efficace et brutal. Avec un petit peigne sans dents en corne de taureau, elle grattaient le dos de la souffrante jusqu’au sang, ou bien se faisaient poser des ventouses. Parfois, l’une d’elles montait sur la table pour masser un dos avec les pieds. Dès que je n’avais pas de cliente, je les massais les unes après les autres par fragments selon leurs douleurs. Je parais au plus pressé comme un dépanneur.




                     

Une soirée karaoké. 


Même épuisée, Coco recevait la clientèle avec le même allant : « Bonjour, comment ça va ! » Elle passait son bras autour de la taille du client à qui elle donnait l’impression qu’il était l’un des préférés des masseuses. Toutefois elle redoutait les jeunes Maghrébins. Quand une fille disait : « Ce client il est méchant », cela signifiait qu’il la brutalisait et qu’elle essayait de lui résister. Les esclandres se déclenchaient à propos des pourboires non versés à la fille. Le client prétendait que la masseuse les avait cachés. 
Je n’ai jamais su d’où venait l’argent qui permettait à une masseuse d’ouvrir un nouveau salon. Les filles qui travaillaient pendant deux ans, sept jours sur sept, pouvaient gagner à peu près 4 000 euros par mois. Elles envoyaient de l’argent à leur famille restée en Chine. Je crois qu’en retour, par solidarité ou par intérêt, la famille élargie leur avançait les fonds pour monter leur propre affaire.
Régulièrement, quelques honorables Chinois venaient se faire masser. Il s’ensuivait de longues discussions très animées auxquelles je ne comprenais rien. Je n’ai pas saisi le rôle qu’ils jouaient. Ces hommes assez âgés semblaient respectés. Ils venaient le plus souvent pour le soin des pieds. La fille était à leurs genoux et ce positionnement semblait leur convenir. Coco me présentait comme son frère. Il y avait entre nous une réelle amitié. Nous avions inventé une histoire. Mon père serait allé travailler en Chine et aurait eu une fille. Coco serait donc ma demi-sœur. 
Quand je ratais mon train pour Rouen, je pouvais dormir chez elle. C’était un petit appartement au dernier étage d’un immeuble place Clichy. Plusieurs locataires se partageaient l’espace découpé par des rideaux. Après avoir préparé le repas du lendemain pour les filles, Coco s’endormait souvent toute habillée, et repartait le matin dans la même tenue. Pendant le trajet du métro qui nous ramenait au salon, Coco le visage défait, appuyait fortement avec ses doigts autour des orbites et se massait les joues avant de se remaquiller un peu. Nous passions par Belleville pour acheter des babioles décoratives, un maneki-neko,  des huiles anti-douleur à base de camphre et quelques fleurs en tissu. Un vendredi, juste avant mon arrivée, elle eut la visite de trois policiers en civil. Les ayant vus venir, elle a fait sortir quelques filles par la porte qui donnait sur la cour. Elles allèrent se réfugier dans la cage d’escalier de l’immeuble, pieds nus, en petites robes de mousseline. Le couple de concierges envoya un courrier au syndic de l’immeuble pour se plaindre. Coco reçut le double de la lettre. Elle alla frapper à la porte de la loge et tout en se déshabillant hurla devant le couple sidéré : « Je fais ce que je veux de mon corps et si je décide de coucher avec mes clients personne ne m’en empêchera. Je travaille toute seule. » Elle resta en slip jusqu’à ce que le couple revenu de sa sidération referme la porte de la loge. Il me fallut réparer les dégâts. J’ai dû m’excuser pour elle et leur dire que tout cela ne se reproduirait plus. Je me portais garant des bonnes mœurs du salon. Les concierges se sont calmés, et Coco s’est mise à travailler seule. Quatre jours plus tard, tout était redevenu comme avant, et les filles avaient réinvesti le salon. 


Coco s'était mariée en Chine avec un Français qui travaillait en Corée du Sud. Après leur mariage, elle ne supporta pas d'être livrée à elle-même dans un pays dont elle ne parlait pas la langue. Elle divorça.

Coco subissait de la part des différents services d’impôts des tracasseries permanentes. Elle passait des heures le soir, à tenter de se faire aider par tel ou tel client comptable ou entrepreneur. Tombée amoureuse de l’un deux, elle m’avait montré quelques photographies où elle posait en star devant le coupé rouge de son amant. À la suite de scènes de jalousie violentes, il décida de rompre. Coco désespéra des hommes et compensa ses désillusions par la nourriture. 


Coco grignotant un épi de maïs

Les masseuses s’inquiétaient de mon état, trouvaient que je ne mangeais jamais assez, et étaient prêtes à tout moment à me masser. Je les photographiais, recevais leurs confidences que Coco traduisait. Elles voulaient absolument me trouver une femme, une bonne épouse, car elles ne comprenaient pas que je reste seul. Quand l’une d’elles ne venait plus travailler, Coco m’expliquait qu’elle était retournée en Chine pour soigner un parent gravement malade. Mais il m’arrivait de croiser la même semaine celle qui était partie si loin, tout près des boutiques des frères Tang dans le XIIIe arrondissement. Elle me faisait un petit signe de la main, autant pour me saluer que pour me tenir à distance.
Certaines masseuses venaient ponctuellement, une à deux fois par semaine, à la demande d’un gentil habitué. L’un d’eux, à la retraite ne se séparait jamais d’un sac en plastique qui contenait des photographies de sa jeunesse. Il était pilote de chasse et posait aux côtés de sa charmante épouse. Amoureux d’une certaine Sarah, il prenait avec elle un massage de deux heures. Son grand plaisir consistait avant de partir, à embrasser très chaleureusement toutes les masseuses disponibles à l’entrée. Il faisait partie des clients qui pouvaient dépenser entre 500 et 1 000 euros par mois en massage. 
J'avais présenté cette photographie à Sarah, inspirée des années 30. Elle ne l'avait pas appréciée.


Sarah avait choisi la manucure



Un autre client, vieil homme impotent ne pouvait descendre les escaliers. Il était reçu au rez-de-chaussée. Il portait une chapka de fourrure en toute saison qu’il rabattait sur les oreilles. S’appuyant sur sa canne il avait l’allure d’un cocker à trois pattes. Les filles se partageaient le fardeau. Il fallait le déshabiller et le rhabiller. Elles le trouvaient très sale, et venant d’elles qui subissaient presque tout sans se plaindre, ce devait être à la limite du supportable. 
L’un d’eux arrivait en tenue de cycliste professionnel et tenait absolument à rentrer son vélo dans la boutique pour le protéger du vol. Il ne prenait qu’une demi-heure de massage. Il voulait passer la ligne d’arrivée de la finition le plus vite possible. Ce cycliste était peu apprécié. Il ne gardait pas ses mains sur le guidon et le massage ressemblait plutôt à une lutte pour que ses grosses pattes démultipliées n’arrivent pas à destination.
Heureusement, certains d’entre eux venaient simplement pour un moment de détente après le travail. Rien de plus. Je me souviens d’un jeune maçon chinois, qui, à force de soulever des parpaings, avait les doigts recroquevillés et secs qu’il était difficile de déplier.
Un jour Coco me parla de son intention de vendre son local commercial. La ligne Rouen-Saint Lazare était en travaux et il m’arrivait souvent d’arriver en retard ou de rentrer par d’interminables changements de trains et de cars. Je vins de moins en moins travailler et j’avais constitué une clientèle à Rouen. Je lui ai rendu visite quelques mois plus tard, la direction de Shanghai Beauté avait changé. J’ai eu du mal à retrouver Coco mais une de ses amies qui tenait un autre salon m’apprit qu’elle vivait toujours place Clichy. Je suis allé la voir et nous avons pris un verre ensemble. Elle avait vendu son salon et n’avait pas décidé de la suite qu’elle donnerait à sa vie professionnelle. 
Je suis retourné il y a peu au salon. Après trois changements de direction en deux ans j’ai demandé à revisiter les lieux qui sont restés les mêmes, si ce n’est que la porte en accordéon qui séparait les toilettes de la cuisine a disparu. Au sous-sol, même peinture vieux rose, même portemanteau branlant et même tissu sale de velours vert séparant les cabines. Deux cabines sur quatre sont maintenant dotées de matelas. La carte s’est enrichie du massage tantrique. Le tantrique est le même massage qu’auparavant, mais le terme est plus exotique pour assurer au client qu’il aura sa finition.

La façade ne porte plus aucune inscription. Quand j'ai rendu une clé de la boutique à la nouvelle patronne
 elle n'a pas compris. Alors je lui ai montré une ancienne carte de visite mentionnant le nom et l'adresse de "Shanghaï Beauté"


 Je regrette l’impossibilité de revoir mes anciennes collègues de travail. J’aurais pu me tenir informé de leurs migrations vers d’autres salons par l’intermédiaire de forums spécialisés, machistes et glauques. Des nostalgiques de certaines masseuses disparues lancent des avis de recherche. La tâche est compliquée, car chaque patronne attribue un prénom nouveau à la fille qui change de salon. La même peut s’appeler d’un mois à l’autre Pola, Sissi, Linda, Lili ou Melissa. 


Coco voulait une photo la représentant avant que son corps ne vieillisse.



jeudi 26 juin 2014

19/ Peep-Show


p. 135 L’intérieur était formé d’un cylindre. Son rayon n’excédait par un mètre cinquante. Une piste qui tournait sur elle-même était recouverte d’un tapis à poils longs. Autour de ce cylindre, une couronne de cabines de la largeur d’un homme était interrompue par une porte entrouverte. Une femme assise attendait son tour dans un peignoir fripé. Elle tricotait.

 Une autre femme était déjà sur la piste. Mal installé dans le fauteuil de la cabine, je la regardais se mouvoir. Derrière la vitre, la chair était là, et se pâmait d’ennui. Elle mouillait son doigt à la salive et le passait sur la pointe du sein d’un geste à faire crisser le bord d’un verre de cristal. Cette femme en talons aiguilles, lanières aux chevilles ne portait rien de plus. Elle s’approcha de la vitre, me devina et parla sans que je comprenne. D’autres rideaux se levaient, d’autres hommes s’oubliaient dans le boyau circulaire. Dérouler d’une main, arracher d’une main, froisser d’une main le papier crépon offert par la maison. L’autre main hésitait, vérifiait la porte à la targette douteuse. À mes pieds dans une corbeille, sur le fin papier luisait une sève de solitude et d’abandon. Elle, servie sur un plateau, sexe rasé comme le crâne d’une collabo qu’on montre du doigt, s’ébranlait mollement aux sons d’accents dancefloor
Chacun dans sa cabine fouille ses poches pliées par la station assise, rencontre son sexe en cherchant la pièce de monnaie nécessaire, dans la quasi obscurité, supputant au toucher que c’est la bonne. La pièce devient sale d’un coup, ou bien c’est la sueur du pouce et de l’index. Le compteur à monnaie épuise les secondes rouges, revient à zéro et renvoie entre la piste et soi, son rideau. 
Il aurait suffi que j’aie entre les mains un carnet de croquis et un crayon pour que mon regard change et qu’il voie dans cette danseuse accroupie, l’une des femmes au tub de Degas ou Manet. 


Femme au tub d'Edgar Degas

samedi 14 juin 2014

18/ Le Sexodrome

p. 131 En sortant du musée de l’Érotisme qui s’intéressait à certains de mes livrets, je suis entré dans un établissement nommé le Sexodrome à Pigalle. Un large escalier menait au sous-sol de cette grande surface du sexe. Un homme usé, déchirait les tickets d’entrée et chargeait les cassettes vidéo. À gauche de ce passage obligé, une porte peinte de rouge sombre à la serrure arrachée ouvrait sur les uniques toilettes à la turque, puantes et bouchées. La pisse s’était répandue sur le carrelage et en imprégnait les joints crasseux. Le poids des corps livrés à leur étreinte furtive cadenassait, en la poussant, la porte à l’abandon. Dans un labyrinthe de couloirs étroits, les murs et les sols étaient recouverts de grands carreaux gris à peine éclairés par de rares plafonniers. L’air n’était qu’un souffle humide. Des hommes de tous âges, et, à en croire leurs vêtements, de toutes conditions, se frôlaient, déambulant de cage en cage, au rythme de la promenade dans une cour de prison. Ils cherchaient une cabine libre équipée d’un écran et d’un siège étroit aux accoudoirs troués recouverts de skaï noir, émiettés de leur mousse par des doigts nerveux. L’un d’eux n’a pas pris la peine de refermer la porte. Il était assis devant un écran bleu sans image. Nu, la tête tournée vers le couloir pour accrocher un regard, il attendait, le sexe au repos posé sur ses cuisses jointes. Qui mordrait à l’hameçon ?
Les écrans encastrés dans des niches déversaient viols, mots salaces, laitances poisseuses qui injurient le visage des suceuses à perpétuité, des femmes claquemurées par des hommes, pour qui chaque trou est une menace de parole. Elles avaient le choix entre crier ou pleurer. Qu’elles fassent semblant de jouir, il leur serait beaucoup pardonné. Râles de mouroirs, de douleurs et de ravissements simulés.
Certaines cabines étaient désertées. Des feuilles blanches collées sur les portes indiquaient hâtivement au feutre bleu les mots : gros seins, homo, animaux, transsexuels, anal, urine, double pénétration. Dans un boîtier, on pouvait glisser des pièces de monnaie ou introduire sa carte bancaire. Il y avait même un téléphone qui servait à formuler des demandes plus expertes. 




Une image apparut sur l’un des écrans. Dans une pièce au luxe de H.L.M., une fille blonde à peine maquillée se trouvait par désenchantement, échouée sur un linoléum imitation de travertin. Au mur, la reproduction d’une scène galante de Boucher faisait tache sur un papier peint de style toile de Jouy. 
Le corps et le visage de la fille étaient très fins. Les cheveux relevés en chignon, elle ressemblait à une jeune bourgeoise de province. Une femme comme on aime en avoir à son bras. Belle à marier. Sur sa guêpière dégrafée, deux bas blancs s’accrochaient à sa chair diaphane. Seule une sale griffure à la hauteur de l’omoplate la parait d’une broche indésirable. 
Elle fut mise en présence d’un chien dont je ne connais pas la race, dont je ne veux pas connaître la race. Grosse gueule aux oreilles immenses et pendantes. Ses pattes avant étaient gantées de chaussettes lâches maintenues par du sparadrap. Il fourra sa tête entre les cuisses de la fille, lui lécha la vulve, le cul comme s’il voulait la laver consciencieusement. Elle leva la jambe pour offrir un meilleur angle à la caméra. Tous les efforts de la fille pour se mettre à l’aise restèrent vains.
Le chien excité tenta de la pénétrer. Elle lui tendit ses fesses. Il cala ses pattes avant de chaque côté de la taille et commença un va-et-vient au petit bonheur. Longues minutes d’approximation. Il n’y parvenait pas. Le chien n’était bon à rien. Dès que son sexe en biseau émergea de son fourreau de poils, il délaissa la fille, se mit en boule à quelques pas d’elle pour mieux se lécher, l’ingrat.



Tous deux ne comprenaient pas ce qu’on leur demandait. Elle se vomissait. Une contrariété, née de l’absurdité de ce qu’elle endurait, se propagea en une chair de poule sur toute sa peau. L’homme derrière la caméra, dont j’aperçus le genou de blue-jean délavé, lui fit signe. Il sentait bien que la belle et la bête étaient des amateurs. Le cœur n’y était pas. La demande de l’homme ne correspondait à aucune langue connue de la femme. Je crus comprendre qu’il leur ordonnait d’arrêter. Elle s’adossa au mur, éclata en sanglots. La caméra continua d’enregistrer. L’homme n’avait pas les images de la saillie tant attendue. Ce ne sera pas un chef-d’œuvre, mais qui pouvait rester insensible à l’humiliation et à la rosée des larmes.



mercredi 11 juin 2014

17/ La Vénus de Willendorf


L’homme créa la putain à son image. 
Et la putain est à l’image de l’homme. 
Pour la putain, la putain n’existe pas. 
L’homme dresse la table de la  putain  
En jetant sur elle 
Un linceul.

p. 130 Un après-midi, j’étais sorti prendre quelques photographies dans le quartier des Halles, une femme épaisse m’attrapa par le bras et me dit les mots habituels. Je lui répondis que je cherchais à prendre des photos. Elle me proposa de monter avec elle pour la photographier à condition que l’on ne voie pas son visage. Je l’ai suivie. L’air gris de la chambre sur cour était saturé par une odeur de transpiration et de sperme. Sur la table de nuit, une assiette débordait d’emballages argentés vidés de leurs préservatifs. Elle sortit d’un tiroir des photos en quantité, qui la représentaient nue avec un loup sur le visage. Elle s’assit sur un fauteuil d’osier, cacha son visage de la main et écarta les cuisses. Elle me dit : « Fais vite, pas plus de dix photos. » Elle retira sa jupe, enleva son soutien-gorge qui libéra des seins exténués. Une longue césarienne verticale parcourait son ventre. Qui dira pourquoi tant de césariennes engravent le ventre des putains ? L’enfant aura évité le couloir sombre de sa mère où tant de coups de boutoir se sont succédé, de soubresauts en tétanies. 


Elle est debout, un pied posé sur le fauteuil. Ses formes sont celles de la Vénus de Willendorf. La paume de sa main dirigée vers moi cache son visage. Ses doigts potelés sont étranglés par des bagues qu’elle ne peut sans doute plus enlever. Deux colliers courts entourent son cou. Un parapluie accroché derrière elle à hauteur de tête dessine des courbes entre les baleines. Elles se confondent avec ses cheveux noirs et forment les pointes d’une couronne sombre.

Vénus de Willendorf
Représentation datant du paléolithique (25.000 ans avant J.C)


dimanche 1 juin 2014

16/ Histoire de Maria

p. 118 Je l’ai appelée et nous avons convenu d’un rendez-vous. Je l’ai retrouvée entre deux sorties de métro, assise sur un bac à fleurs sans fleurs. Derrière elle, une borne géante rouge et blanche, comme sur les nationales, indiquait la ville du Kremlin-Bicêtre. Elle était bien trop couverte pour la chaleur qu’il faisait et portait autour du cou une longue écharpe rose.





Je l’ai conduite chez moi. Le trajet habituellement si court me parut interminable. Elle marchait péniblement à cause de ses chaussures trop petites et trop pointues. Arrivée dans la pièce qui me servait de studio, elle sortit de son sac diverses lingeries pour que je choisisse. Elle proposa aussi deux tubes de rouge à lèvres : l’un rose, l’autre écarlate. Je lui indiquai la salle de bain pour qu’elle se prépare, mais elle préféra rester dans la pièce. Elle choisit le plus rouge de ses lipsticks et se maquilla devant un petit miroir carré décoré d’un Snoopy.



p. 120-121Elle rangeait l’activité de modèle dans la catégorie petits boulots passagers. Habituée à surmonter sa pudeur elle exhibait bien plus que son corps. Sa chair se faisait verbe. Elle touchait ce qu’elle avait de plus intime. Elle était la seule à pouvoir le faire en dehors de l’homme qu’elle aimait. Panoplie d’un gagne-pain transitoire, les vêtements qui voilaient son corps avec légèreté avaient deux fonctions. Etre des tenues de travail mais aussi des objets de séduction pour son ami. « Il faut travailler, travailler » répétait-elle comme un refrain. Préoccupation vitale qui tournait à l’obsession. Elle fut d’abord secrétaire dans une société d’import-export de bois en gros pour meubles et cercueils. Elle cherchait à nouveau une vieille dame à aider. Travailler deux jours par semaine serait bien suffisant. 



Maria répond à  l'appel du futur client photographe 


Elle ajouta aussi : « Ce n’est pas le plus important d’être belle, je crois. Le plus important c’est accepter son corps. Mais je n’aime pas être sans maquillage. Sans maquillage je suis vraiment pâle, pas jolie. Mais pas moche non plus. Je mange beaucoup de gâteaux, mais mon copain m’aime comme ça. Il n’aime pas les filles maigres. (Elle touche son ventre) Mais si je commence à maigrir, ça va pas disparaître, non ? C’est les seins qui vont disparaître. 



"Ils vont être comme ça, oui. (elle écrase avec ses deux mains son sein droit et l’étale comme une pâte à tarte.) C’est moche. J’ai déjà vu des filles qui ont des seins ! Je sais même pas faire. C’est pas joli."



p. 122 Je me fous de ce qu’on fait après avec mes images. Peut-être que quelqu’un se branle devant mes photos, (rires) je n’en sais rien. Ça ne m’intéresse pas.

p. 125 J’ai contacté Maria deux ans après le tournage de la vidéo. Elle n’a pas répondu tout de suite. Elle était à Torun en Pologne. Elle m’a dit qu’elle s’était inscrite comme modèle dans un laboratoire photographique qui louait à l’heure un studio de prise de vue. On pouvait consulter le catalogue des filles qui y travaillaient. Je pouvais la photographier là-bas, rue de Bagnolet. 







Elle était toujours amoureuse du même homme. Un Équatorien dont elle apprit plus tard qu’il était marié et père de quatre enfants. Ils rompent souvent mais se retrouvent. Elle voulait qu’il divorce d’avec sa femme. Comme elle n’arrivait pas à ses fins, elle a pensé qu’en ayant un enfant de lui, il s’attacherait à elle et quitterait sa femme. Contre la volonté de l’homme elle tomba enceinte. Il lui demanda d’avorter et disparut pendant près de trois mois. Elle mit au monde un enfant qu’il n’a pas voulu reconnaître. Elle a obtenu une place dans un foyer pour mères célibataires et l’homme vient de temps en temps lui rendre visite. Un jour il quittera sa femme, croit-elle. 




dimanche 25 mai 2014

15/ Marie-Françoise


" J’avais un bon emploi dans l’industrie pharmaceutique. J’ai été licenciée économique et je n’ai plus retrouvé de travail. Pour échapper à la misère une amie m’a conseillé de passer une annonce qui proposerait des massages. Je vis et travaille depuis quinze ans dans cette petite pièce de sept mètres carrés. Je fume tout le temps, ça me calme. Je n’aère pas ma chambre, j’aime bien vivre dans le brouillard de la fumée. Je reste toute la journée en combinaison, les mules aux pieds. J’attends que le téléphone sonne et réponds aux questions d’un futur client sur le tarif et ce qu’il a droit pour ça. Certains appellent juste pour le plaisir de parler sale. Celui qui est d’accord, je lui donne mon adresse et mon nom. Il ajoute parfois : 
-  Mais vous êtes pas un homme au moins ? 
-  Non, c’est la cigarette qui m’a rendu la voix grave. "




p.113 Les mots ne suffisent pas à rendre compte de l’absence d’un corps et de la qualité d’une âme. Les rituels consacrés aux morts sont sans doute l’un des fondements de l’art, car ils déclinent les formes tragiques de reconstitution de l’absent et de sa réapparition autant souhaitée que redoutée. 
J’ai donc écrit un livret sur Marie-Françoise disparue, un hommage personnel sans attache à une quelconque croyance, à la croisée de la critique sociale et de la nécessité de se souvenir. Il subsiste à propos de Marie-Françoise une mémoire plurielle, le réseau de ses clients, des habitués, qui un jour ont comme moi frappé à sa porte, mais pour d’autres raisons. Comment est-ce possible ? Elle était toujours là. Il suffisait d’appeler comme le faisait cet homme de plus de quatre-vingts ans qui venait la serrer dans ses bras après la mort de sa femme. Ce fut sans doute pour eux comme si leur boulangère avait tiré son rideau de fer. Comme si tous ces gens qui nous rassurent sur les vestiges de la stabilité du monde renonçaient à la permanence de leur travail, à la somme des habitudes. La fin de l’éternelle charcutière un peu rouge, de la boulangère aux yeux cernés et du marchand de journaux un peu antipathique, marque l’effacement des repères. Les voisins que j’ai interrogés m’ont dit qu’ils avaient parfois aperçu Marie-Françoise, mais n’avaient pas de contacts avec elle. Ils ne la connaissaient pas et ne savaient rien de ses activités. Le gérant de l’immeuble m’a confirmé qu’elle n’avait aucune famille. 






14/ Danse butô

p. 104 Je vis danser Miyuki pour la première fois à la sortie de l’hiver. J’étais arrivé en avance pour voir son spectacle de danse Butô à Montreuil. Une porte métallique ouvrait sur une impressionnante enfilade de locaux vétustes, des anciens ateliers convertis en salle de répétition, activités associatives et dépotoirs de meubles divers. Cette traversée de locaux débouchait sur une petite cour encombrée de matériaux tels que bois, tuyaux, verres cassés, bâches de plastique noir, d’où se dressait un vieil escalier de bois planté dans une végétation sauvage. Je n’ai pas aperçu d’emblée au pied de l’escalier un corps nu, frêle et accroupi. C’était elle qui se concentrait avant sa danse sous une pluie froide. J’eus le sentiment que tout se jouait là. Que le spectacle ne pourrait dépasser l’intensité de cette vision. 






p. 105 Quelques instants après, les spectateurs furent invités à gravir l’escalier qui donnait accès à une salle au vieux plancher de bois. Des bancs artisanaux ceinturaient le lieu plongé dans la pénombre de la grisaille du temps. Je me suis assis. J’avais froid. Elle est apparue dans l’embrasure de la porte. Elle fit lentement quelques pas pour s’approcher du centre de la pièce sans que l’on s’aperçoive de son déplacement. Debout, les avant-bras légèrement relevés, elle se mit à moduler ses tremblements. Son visage restait immobile, sans battements de paupières. Pendant près d’une heure, elle offrit aux regards des spectateurs saisis par le froid, l’image d’une statue incarnée. Seuls ses avant-bras s’étaient abaissés.



p. 106 En haut de l’escalier de lourdes feuilles d’un arbuste traversaient la rambarde. Elle s’est mise à les sentir, à les ressentir. Elle y engagea le visage comme un chat jouerait de son museau. Elle leur sourit.